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L'invasion de la Géorgie par les bolcheviks (15 février-17 mars 1921): une soviétisation atypique.

Stéphane Mantoux,

agrégé d'histoire, professeur d'histoire-géographie au LEGT Catherine et Raymond Janot de Sens.

Cartographie: Andrew Andersen et George Partskhaladze

 

Originally published:

Champs de bataille n° 31 / 2009

 

 

 

L'affrontement entre la Géorgie et l'Ossétie du Sud en août 2008, suivi de l'intervention militaire de la Russie, a montré, avant toute chose, que Moscou n'entendait pas renoncer à un certain héritage issu de l'empire soviétique. Le conflit a parfois réactivé un imaginaire russophobe en Occident, ce qui montre la permanence de clichés nés pendant la guerre froide et même au-delà. De fait, l'histoire des relations entre la Géorgie et son puissant voisin est complexe. L'épisode de l'invasion de la Géorgie par l'Armée Rouge en 1921 permet d'en entrevoir toutes les ambigüités : si la conquête a été rapide, elle n'en a pas moins déchiré les dirigeants bolcheviks, qui devaient alors faire face à une multitude de problèmes. La résistance géorgienne à l'invasion est l'un des grands moments fondateurs de la conscience nationale géorgienne, qui s'est pleinement épanouie depuis. Etudions donc ce qui est devenu une référence incontournable dans le discours politique géorgien contemporain.

 

 

Ø  La Géorgie : une épine dans le pied des bolcheviks :

 

 

La révolution bolchevique de 1917 et l'effondrement de l'empire russe permettent à la Géorgie, qui faisait partie de ce dernier, de recouvrer son indépendance, officiellement proclamée le 26 mai 1918 après l'échec d'une tentative de fédération regroupant la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Les élites géorgiennes sont d'abord réticentes à bâtir un nouvel Etat en se séparant de la Russie, mais les événements menacent directement le pays : la guerre civile fait rage jusqu'aux portes de la Géorgie entre Rouges et Blancs, et par ailleurs, les Turcs entendent bien dominer le Sud-Caucase, malgré la décomposition simultanée de l'Empire ottoman. Un Etat géorgien devient donc vite indispensable. L'Azerbaïdjan suit la même voie. La Géorgie se construit alors sous une direction menchevique, des socialistes modérés qui organisent progressivement pendant trois ans une société démocratique, avec le suffrage universel, un Parlement élu et une certaine liberté d'expression. Mais le développement du nouvel Etat est entravé par toute une série de difficultés : conflits avec les différents protagonistes de la guerre civile, contre les Turcs, les Arméniens, blocus économique imposé par les puissances occidentales, reconnaissance internationale longue à venir (seulement au début de 1920), conflits intérieurs avec des minorités ethniques, etc. La Géorgie a fait également un choix discutable : en 1918, elle se place sous la protection de l'Allemagne, espérant ainsi bénéficier d'une aide importante de la part d'une grande puissance occidentale. Or l'Allemagne est rapidement défaite par l'Entente, et celle-ci ne pardonne que difficilement à la Géorgie d'avoir fait cause commune avec son principal adversaire de la Grande Guerre.  Fin février 1920, la Turquie de Mustapha Kemal et les bolcheviks de Moscou, engagés chacun de leur côté dans une guerre civile, signent une alliance : pour établir un « pont » entre les deux alliés, il faut éliminer les trois pays du Sud-Caucase devenus indépendants après la chute des tsars : la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan. La Géorgie, qui sera la dernière à être « soviétisée », a cru pendant un temps pouvoir être un « bastion occidental » entre Turcs kémalistes et bolcheviks russes, occupés ailleurs et n'ayant pas la possibilité d'intervenir au Sud-Caucase. C'est bien ce passage à vide momentané des puissances régionales qui avait autorisé l'éclosion des trois Etats indépendants.

 

La région transcaucasienne est en effet l'une des seules à avoir échappé à la « marche triomphale du pouvoir soviétique », à l'exception de la ville pétrolière de Bakou, sur la Caspienne, tombée entre les mains des bolcheviks en avril 1918 ; la place est reconquise en juillet par les contre-révolutionnaires, qui fusillent les 26 « commissaires » de Bakou. Jusqu'en 1920, ce sont les Blancs qui contrôlent le Caucase et la région de la Caspienne. La victoire des bolcheviks dans le Kouban (mars 1920) leur ouvre la route vers la région transcaucasienne. La population de la Géorgie, avec ses 2 millions d'habitants, ne souffre pas la comparaison avec celle de la Russie tenue par les bolcheviks. La Transcaucasie n'a été intégrée à l'empire russe qu'à partir de la fin du XVIIIème siècle ; les langages et les cultures y sont très différents de ceux de la Russie, même si l'on trouve 5 % de Russes dans cette même population. La conscience nationale dans la région, surtout, est très limitée. Le nationalisme est l'apanage d'une petite intelligentsia. 80 % de la population restent encore constitués par des paysans. Les réformes entreprises par les mencheviks en Géorgie n'apportent pas plus de poids au nouvel Etat, qui manque par ailleurs de forces militaires régulières entraînées, défaut qui n'est pas compensé non plus par une aide extérieure.

 

Les trois nouveaux Etats indépendants du Sud-Caucase ne peuvent par ailleurs pas s'entendre entre eux. Si la Géorgie et l'Arménie sont de tradition chrétienne, les Azéris sont des musulmans. Une tentative de fédération voit le jour en 1918, pour être bientôt pulvérisée par l'avancée turque dans la région la même année. Azéris et Arméniens se déchirent bientôt, ce qui fragilise leur riposte face à la menace représentée par les armées rouges. L'Allemagne avait soutenu la Géorgie jusqu'à la défaite de 1918 ; les Azéris bénéficient du soutien turc. Les Britanniques gardent encore une division, en 1919, pour protéger le chemin de fer Bakou-Batoumi, mais sans réelle volonté de s'impliquer dans les affaires locales, comme les autres puissances occidentales. La Géorgie ne veut pas s'entendre avec les Blancs de Denikine, car elle sait bien que celui-ci est opposé à l'indépendance du nouvel Etat, au nom de la restauration de l'ancien empire tsariste. Elle apporte son soutien aux forces qui combattent les Blancs dans le Caucase, comme certaines tribus de montagnards au Dagestan.

 

C'est l'attitude de Moscou, qui, en fin de compte, est décisive. Certains leaders bolcheviks comme Ordjonikidze et Staline ont un intérêt particulier pour la région, dont ils sont originaires ; ce dernier appelle d'ailleurs son pays natal « la femme entretenue par l'Entente ». Les bolcheviks convoitent aussi les importantes ressources pétrolières de Bakou ; et pour protéger ces ressources, la mainmise sur l'Azerbaïdjan devient indispensable. Ils n'interviennent en Transcaucasie qu'après en avoir terminé avec les Blancs. Un Bureau du Caucase est créé en avril 1920 pour coordonner l'action des bolcheviks locaux et de l'Armée Rouge ; il est mené par Ordjonikidze. Plusieurs divisions de la 11ème armée rouge sont massées sur le chemin de fer de la Caspienne. Un comité révolutionnaire prend bientôt le pouvoir à Bakou et appelle à l'aide les bolcheviks russes. Les premiers trains blindés (N°61 « En l'honneur de la Troisième Internationale », n°65 « Timofey Ulyantsev », n°55 « Dagestan » et n°204 « Astrakhan Rouge ») atteignent Bakou le 28 avril 1920, et une République socialiste soviétique d'Azerbaïdjan naît sur les décombres de l'Etat musavatiste. Les Rouges font alors une pause dans la reconquête du Sud-Caucase et signent un traité de non-intervention le 7 mai 1920 avec la Géorgie. Moscou cherche alors à obtenir un accord avec Londres ; des troupes britanniques stationnent toujours dans le port géorgien  de Batoumi. Par ailleurs, les bolcheviks sont en guerre contre la Pologne, et Wrangel, dernier général blanc, lance une attaque en dehors de son bastion de Crimée (juin 1920). Une fois ces deux problèmes réglés, la pression bolchevique reprend. Les Turcs envahissent le sud de l'Arménie en septembre 1920 ; comme en Azerbaïdjan, un comité révolutionnaire arménien formé dans le pays voisin entre en Arménie appuyé par des troupes rouges. Une République socialiste soviétique d'Arménie voit le jour en novembre 1920. De fait, les puissances occidentales sont alors plus préoccupées par la guerre pour le partage des décombres de l'empire ottoman, ce qui laisse le champ libre aux bolcheviks. On a vu que Mustapha Kemal avait noué des liens étroits avec Moscou, un allié qui lui permet aussi de prendre à revers les Etats indépendants du Sud-Caucase, plutôt hostiles à sa propre cause.

 

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Des soldats georgiénnes réguliers  / 1921

 

 

Le cas géorgien, pour la Russie bolchevique, est plus compliqué. Le gouvernement menchevik est stable, reconnu par la communauté internationale et surtout par les socialistes étrangers. La Russie bolchevique connaît des problèmes intérieurs préoccupants ; l'invasion de la Géorgie et sa soviétisation ne sont en fait reconnus qu'après coup, une fois l'opération militaire lancée. Celle-ci est largement le fait de quelques individualités, à commencer par Ordjonikidze. Lénine, satisfait par exemple de l'occupation des champs pétrolifères de Bakou perdus à l'été 1918, invite à la prudence. Il ne veut pas reproduire les erreurs du régime tsariste, en particulier le « chauvinisme grand-russien » dont celui-ci avait fait preuve envers  certaines minorités, tels les musulmans. D'autres bolcheviks, en revanche, comme Ordjonikidze, veulent employer la force pour accélérer le processus de soviétisation. Lénine et Trotsky y sont opposés. En mai 1920, des incidents frontaliers éclatent entre l'Armée Rouge et les forces géorgiennes. Mais, confrontés à d'autres opérations militaires, et n'étant pas sûrs du soutien de la population géorgienne, les chefs bolcheviques préfèrent conclure un traité avec la Géorgie, comme on l'a vu. A la fin de l'année 1920 pourtant, la Géorgie se retrouve cernée par les bolcheviks ; la démoralisation commence à gagner la classe paysanne et les soldats. Une insurrection démarre le 11 février 1921 dans le district de Lori ; l'Armée Rouge se tient alors prête à intervenir depuis l'Arménie. Moscou donne son accord le 14 février, et l'invasion débute le lendemain.

 

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Un soldat de l'Armée Rouge / 1921

 

 

En Géorgie, jusque là, les bolcheviks ne sont pas parvenus à s'emparer du pouvoir. La prise des arsenaux par les mencheviks en novembre 1917 et leur influence sur les paysans et les travailleurs géorgiens les forcent à la prudence, d'autant plus que le gouvernement a rapidement maîtrisé la dérive des soviets de soldats créés après la chute de l'empire. En février 1918, une manifestation bolchevique contre l'ouverture du Parlement géorgien est dispersée par les forces gouvernementales. Les bolcheviks passent alors à une activité souterraine et tentent de soulever les paysans dans l'ouest de la Géorgie. Mais la Garde Populaire, milice installée par les mencheviks, veille ; en mai 1918, le comité bolchevik régional du Caucase est obligé de quitter la Géorgie pour Vladikavkaz, au Nord-Caucase, où il demeure jusqu'au début 1919. Au printemps de cette année-là, une réorganisation intervient : à l'appel des anciens membres de la commune de Bakou, les bolcheviks se réorganisent en partis pour chacune des trois républiques indépendantes du Sud-Caucase, une politique approuvée par Moscou en juillet. Début 1920, chaque Etat dispose de son parti, les trois étant coordonnés par le Bureau du Caucase d'Ordjonikidze. C'est donc sur des bases solides que les bolcheviks locaux s'apprêtent à soutenir l'action de l'Armée Rouge venant de l'extérieur du pays.

 

 

 

Ø  Une épine difficile à retirer : la reconquête de la Géorgie :

 

 

L'attaque de l'Armée Rouge est justifiée, côté bolchevik, par les arrestations de bolcheviks en Géorgie, par le soutien apporté aux rebelles dans le Caucase, au Dagestan, par les Géorgiens, enfin par un blocus économique imposé à l'Arménie soviétisée. L'invasion est précédée d'un soulèvement dans le district de Borchalo, peuplé majoritairement par des Arméniens, et par des incidents près de la ville frontalière de Zakatala, revendiquée par l'Azerbaïdjan soviétisé. Le 11 février, des unités de l'Armée rouge entrent dans le district de Borchalo et repoussent les forces géorgiennes, qui doivent bientôt se replier, tout en faisant sauter les principaux ponts pour retarder l'avance de l'Armée Rouge.

 

 

 

 

Le 16 février, les régiments des 96ème, 60ème, 20ème brigades de fusiliers de la 11ème armée rouge, une brigade à cheval de bolcheviks arméniens et des sympathisants en armes s'installent à Shoulaveri, à 25 km au nord-ouest de la frontière arménienne. Un comité révolutionnaire comprenant des officiers de l'Armée Rouge et des bolcheviks géorgiens est créé et s'autoproclame seul gouvernement légitime de Géorgie, appelant à l'aide les autorités de Moscou. Les 54ème et 58ème brigades de fusiliers de la 11ème armée se joignent alors à l'assaut, suivies par la 12ème division à cheval. La 26ème brigade de fusiliers et le régiment à cheval de la 9ème division de fusiliers envahissent à leur tour la Géorgie en franchissant la rivière Koura, tandis que la 59ème brigade de fusiliers et la 18ème division à cheval pénètrent en territoire géorgien près de la ville frontalière de Zakatala. La 98ème brigade de fusiliers et une autre division à cheval doivent attaquer la Géorgie par les passes de Roki et Mamisoni, depuis la province du Terek. La 9ème armée rouge, quant à elle, passe par l'Abkhazie en longeant la côte de la mer Noire. Anatolyi Gekker, le commandant de la 11ème armée rouge, a reçu l'ordre de prendre Tbilissi pour le 19 février. Les bolcheviks engagent au total 40 000 hommes dont 4 300 cavaliers, 196 canons, 1065 mitrailleuses, 50 avions, 7 trains blindés, 4 chars et 12 véhicules blindés. La Géorgie ne peut leur opposer que 12 000 hommes des 1ère et 2ème divisions de fusiliers, une division d'artillerie de montagne, le 1er régiment des garde-frontières de Soukhoumi, le 2ème régiment des garde-frontières et une douzaines de bataillons de la Garde Populaire, mal entraînés et mal commandés. Les Géorgiens ne disposent que de 46 canons, quelques centaines de mitrailleuses, 4 trains blindés et 400 cavaliers. Les avions géorgiens sont plus efficaces que leurs homologues bolcheviks, mais ils ne disposent pas de suffisamment de carburant et de pièces détachées pour emporter la décision.

 

 

 

 

Pendant les premiers jours de l'attaque, l'Armée Rouge avance en balayant tout devant elle. La Géorgie tente en vain de négocier avec Moscou, qui ne reconnaît pas la situation de guerre, seulement de simples incidents frontaliers. Tbilissi est à la merci des bolcheviks : la ville n'est défendue que par 400 soldats et 150 cadets. Le 18 février, Vladimir Gittis, chef des forces bolcheviques dans le Caucase, ordonne la capture de Tbilissi tandis que le groupe du Terek doit s'emparer du district de Dusheti dans les montagnes du Sud-Caucase. Devant l'effondrement du pays, le gouvernement géorgien nomme le général Kvinitadze commandant en chef des forces géorgiennes. Kvinitadze installe une ligne de défense solide en attendant les renforts venant de l'intérieur du pays. Il prélève des unités en Abkhazie pour renforcer la défense de la capitale, ne laissant qu'un mince rideau de troupes pour s'opposer correctement à l'avance de la 9ème armée le long de la côte, tout en retraitant. L'objectif est de sauver la capitale géorgienne, un tel succès permettant ensuite de se retourner vers l'Abkhazie.

 

Giorgi Kvinitadze

Général Kvinitadze

 

 

Le 18 février au matin, les unités de l'Armée Rouge passent à l'attaque au sud-est de Tbilissi, dans un terrain difficile car montagneux. Les Géorgiens se défendent farouchement, appuyés par les tirs de deux trains blindés, de deux avions et de plusieurs véhicules blindés. La 58ème brigade de fusiliers de la 11ème armée rouge est décimée, laissant 500 morts et 1 000 prisonniers sur le terrain. La 96ème brigade de fusiliers et la 12ème brigade de montagne disputent âprement le village de Kojori, dominant les hauteurs surplombant la capitale, aux cadets et à l'artillerie commandés par le général Mazniashvili. Kvinitadze, jetant ses réserves dans la bataille, parvient à reprendre et à conserver la position. La 26ème brigade de fusiliers, qui longe la voie de chemin de fer menant à la capitale géorgienne, est stoppée les 19 et 20 février. La 18ème division à cheval, en revanche, venue du nord-est, commence à encercler la capitale par le nord. Mais le 20 février, tous les assauts bolcheviks ont été repoussés avec des pertes assez lourdes, suspendant ainsi l'offensive pendant quatre jours.

 

 

 

 

Les Géorgiens en profitent pour préparer une contre-offensive destinée à rejeter les Rouges le plus loin possible de Tbilissi. Mais les bolcheviks sont loin de demeurer inactifs : leurs ingénieurs réparent les ponts dynamités au début de l'invasion par les Géorgiens, ce qui leur permet d'acheminer 5 trains blindés supplémentaires (n°7 « Stenka Razine », n°94, n°5, n°77 et N°61) et le 2ème détachement de chars (5 tanks britanniques Mark V sous les ordres du commandant S. Tiplov), ainsi que le 55ème détachement de voitures blindées (4 véhicules). La 11ème armée est alors prête, de part et d'autre de la rivière Koura, à lancer une attaque en tenailles, tandis que la cavalerie (20ème division à cheval et détachement arménien) se tient prête, quant à elle, à l'ouest de la capitale. Les 1500 cavaliers rencontrent une furieuse résistance de la part de 400 de leurs équivalents géorgiens, soutenus par deux trains blindés. Mais le 25 février, la percée est acquise et le commandement géorgien fait évacuer Tbilissi dans la soirée. Le comité de Shoulaveri investit les lieux et réaffirme qu'il est le seul gouvernement légitime de Géorgie.

 

L'armée géorgienne se replie alors à l'ouest de Tbilissi. Des détachements de l'Armée Rouge pénètrent à nouveau sur le territoire géorgien via les passes de Roki et Mamisoni ; ils sont aidés dans leurs opérations par une force de 900 Ossètes qui se soulèvent contre le gouvernement de Tbilissi. La 31ème division de fusiliers et le 271ème régiment de fusiliers marins rouges progressent en Abkhazie, aidés par des milices de paysans abkhazes, les Kyaraz : Gagra et Goudauta tombent malgré la résistance du général Artmeladze appuyé par les canons de la flotte française embossée devant la côte abkhaze. Le 4 mars, les bolcheviks sont à Soukhoumi : un comité révolutionnaire distinct y proclame la République socialiste soviétique d'Abkhazie. Le démembrement de la Géorgie commence avant même la fin de la guerre.

 

 

 

 

A l'ouest de Tbilissi, dans la province de Kartli, le général Kvinitadze dispose de 6 000 soldats aguerris. Pour contrer cette menace, la 11ème armée rouge forme le « groupe de Batoumi » avec deux brigades de la 9ème division de fusiliers et les 12ème et 18ème division à cheval. Le 3 mars, Gori est prise après de durs combats. Les Géorgiens se replient alors sur la ville de Mikhailovo, qui contrôle la passe de Sourami permettant de déboucher en Géorgie occidentale. L'avant-garde du groupe de Batoum (3 000-4 000 hommes) attaque les fortifications géorgiennes le 4 mars. La contre-attaque géorgienne appuyée par trois trains blindés permet de repousser les unités bolcheviques qui sont obligés d'abandonner leur artillerie. Mais un recul incompréhensible et soudain d'une partie du front géorgien oblige Kvinitadze à ordonner la retraite. Sourami et son important tunnel sont investis le 6 mars : la Géorgie occidentale devient alors indéfendable.

 

Les Turcs profitent alors de la situation pour intervenir en Géorgie : le gouvernement géorgien leur promet la cession des districts d'Ardahan et d'Artvin en échange d'une aide ponctuelle. Les troupes turques de Kazim Karabekir Pacha entrent en Géorgie le 23 février. Mais après la chute de la capitale, ils avancent bien plus loin que ce qui avait été convenu, cherchant à revenir à l'ancienne frontière de 1828. Le 7 mars, ils sont déjà dans les environs de Batoumi. Le 8 mars, la 18ème division à cheval de l'Armée Rouge pénètre dans la ville d'Akhaltsikhe, déjà prise par les Turcs quelques jours plus tôt. Les Turcs sont repoussés dans les deux premiers districts d'Ardahan et d'Artvin. On est alors au bord de l'affrontement entre Turcs kémalistes et bolcheviks de Moscou : la situation est extrêmement tendue, d'autant plus qu'une révolte a éclaté en Arménie contre le pouvoir bolchevik depuis le 18 février, menaçant les arrières des troupes engagées en Géorgie.

 

Le 9 mars, après la prise de Zugdidi par les Rouges, le gouvernement géorgien quitte Kutaisi où il s'était réfugié pour Batoumi, tandis que 3 000 soldats géorgiens évacuent eux aussi la ville sous la protection de trois trains blindés. Kvinitadze voudrait continuer la lutte à partir de Batoumi, adossé à la mer, en menant des actions de guérilla dans les montages environnantes. Mais les Turcs envahissent la cité entre le 11 et le 17 mars. Par ailleurs, la Géorgie voit toute opportunité d'aide extérieure s'envoler puisque Londres et Moscou viennent de signer un traité commercial, Lloyd George promettant de cesser toute activité anti-bolchevique sur les anciens territoires de l'empire russe. Simultanément, un autre traité est signé à Moscou avec la Turquie, cédant à celle-ci les districts d'Ardahan et d'Artvin, alors qu'elle renonce à Batoumi. Le gouvernement géorgien négocie alors à Kutaisi un cessez-le-feu avec l'Armée Rouge ; le 17 mars commence l'embarquement de plusieurs milliers de personnes sur deux navires français et un autre italien. Le général Mazniashvili doit démobiliser les troupes géorgiennes restantes à Batoumi. Kazim Bei, le commandant des troupes turques, se proclame alors gouverneur général de la ville. Mazniashvili lance alors ses soldats contre ce dernier ; après trois jours de combats, le 19 mars, les Turcs sont repoussés hors de la ville. Ces événements stoppent les négociations russo-turques qui ne sont finalisés que le 23 octobre 1921 par le traité de Kars, du nom d'un autre district géorgien cédé aux Turcs en échange de leur renonciation à Batoumi ; par ailleurs, les musulmans géorgiens gagnent un statut d'autonomie renforcé au sein de la République socialiste soviétique de Géorgie. Le lendemain, l'Armée Rouge arrive sur place pour recevoir la reddition des troupes géorgiennes. Un groupe d'irréductibles s'enfuit dans les montagnes pour mener une guerre de partisans sous les ordres du colonel Cholokashvili. La Géorgie est cette fois-ci définitivement vaincue. Le gouvernement géorgien en exil trouve refuge en France, où il perdure jusqu'en 1939.

 

 

 

 

 

Ø  Conclusion : l'épine retirée, une blessure plus importante qu'il n'y paraît :

 

 

Le processus de construction de la nation géorgienne est interrompu par la défaite de 1921. La République géorgienne n'a pas eu le temps de faire face à la fois aux défis intérieurs et aux menaces extérieures. Elle a aussi souffert du manque de soutien des puissances occidentales, plus intéressées par le dépeçage de l'ancien Empire ottoman que par la sauvegarde des trois Etats indépendants du Sud-Caucase. La Géorgie   a commis l'erreur, en 1918, d'accepter l'alliance avec l'Allemagne, bientôt défaite après quelques mois de résistance devant la poussée de l'Entente. La Grande-Bretagne, qui devient alors la puissance occidentale dominante dans la région, se méfie d'une Géorgie ayant choisi le protectorat allemand. L'expérience de l'indépendance constitue pourtant un moment fondateur du mythe national géorgien. On peut souligner que ce gouvernement n'est tombé qu'à cause d'une intervention étrangère massive. La Géorgie devient d'ailleurs une République socialiste soviétique : elle n'est pas réintégrée proprement au sein de la Russie comme au temps des tsars. La résistance géorgienne a forcé les bolcheviks à ajuster leur politique par rapport à ces Républiques nationales. Durant ces trois années, les mencheviks ont en fait renoncé à la plupart des éléments internationalistes du discours socialiste pour se recentrer sur la thématique nationale. La mémoire de cette brève période d'indépendance, transmise de génération en génération, animera les mouvements nationalistes au moment de la chute de l'URSS et même pendant la fameuse « révolution des roses » de 2003. Du côté des bolcheviks, l'invasion et la conquête de la Géorgie ont constitué un grand point d'achoppement entre certains dirigeants. La résistance de la population géorgienne à la politique de centralisation imposée depuis Moscou à partir de 1922 verra de nouvelles passes d'armes entre Staline et Trotsky, annonçant le duel futur entre les deux hommes. Une grande insurrection se déclenche en Géorgie en août 1924, écrasée dans le sang par les bolcheviks ; au cours de cette répression s'illustre un autre homme destiné à faire parler de lui, Lavrenti Beria. Pour les historiens soviétiques, la guerre en Géorgie n'est qu'un avatar de la guerre civile et de l'intervention étrangère ; l'Armée Rouge n'a fait que venir en aide à un soulèvement réclamant son soutien, ce qui permet d'évacuer la réalité de l'agression. L'historiographie du sujet ne se débloque vraiment que dans les années 1980, sous l'influence de la Perestroïka lancée par Gorbatchev. L'URSS reconnaît finalement, en 1989-1990, l'intervention militaire en Géorgie et l'occupation, puis l'annexion du pays. Il est intéressant de terminer sur le fait que certains hommes politiques géorgiens, depuis la guerre de l'été 2008, font souvent le parallèle entre la politique russe de 1921 et la réticence des Occidentaux à intervenir, et la situation actuelle. En cela, ce conflit est donc bien un moment clé pour comprendre la Géorgie telle qu'elle se construit encore aujourd'hui.

 

 

Ø  Bibliographie indicative :

 

 

Un article de synthèse sur les opérations militaires :

 

 

ANDERSEN (Andrew) et PARTSKHALADZE (George) (trad. Alexandre Sheldon-Duplaix), « La guerre soviéto-géorgienne et la soviétisation de la Géorgie (février-mars 1921) », Revue Historique des Armées n°254, 2009, p.67-75.

 

L'article est disponible intégralement et gratuitement en ligne sur le site de RHA, sur Revues.org :

 

http://rha.revues.org/index6463.html

 

 

Quelques ouvrages pour replacer le conflit dans son contexte :

 

 

KAZEMZADEH (Firuz), The Struggle for the Transcaucasus (1917-1921), The Philosophical Library of New York, 1951.

 

LANG (David Marshall), A modern history of Georgia, Weidenfeld & Nicolson, 1962.

 

MAWDSLEY (Evan), The Russian Civil War, Birlin, 2008 (1ère éd. 1987).

 

SUNY (Ronald Grigor), The making of the Georgian nation, Indiana University Press, 1994 (1ère éd. 1988).

 

Ibid, Transcaucasia, nationalism and social change. Essays in the history of Armenia, Azerbaijan and Georgia, University of Michigan Press, 1996 (1ère éd. 1983).

 

 

Un article de spécialiste sur le sujet :

 

 

BLANK (Stephen), « The Soviet Conquest of Georgia. », Central Asian Survey volume 12, 1993, p.33-46.

 

 

Quelques ouvrages sur les troupes et matériels engagés :

 

 

BULLOCK (David), AKSENOV (Andrei) et SARSON (Peter), Armored Units of the Russian Civil War. Red Army, New Vanguard 95, Osprey, 2006.

 

DROGOVOZ (Igor), Fortresses on Rails : The History of Armored Trains, Kharvest, 2002.

 

Ouvrage disponible intégralement en russe à cette adresse :

 

http://militera.lib.ru/tw/drogovoz1/02.html

 

ZALOGA (Steven J.) et BRYAN (Tony), Armored Trains, New Vanguard 140, Osprey, 2008.

 

 

 

 

 

 

 

 

http://www.freebuttons.com/freebuttons/Classic/ClassicDd0.gif